Pour se réveiller le sang (Terminé)

Quarante-et-un-an, journée-type. Six heures, pas besoin de réveil, conditionnement, « volonté ». Le tapis roulant défile sous ses pieds, quatorze kilomètre-heure, l’échauffement. Muscles endoloris, douche froide, costume, bretelles. Au bureau, huit heures et demie, un sachet de croissant à la main. High five pour tout le monde. Mais pas de viennoiserie pour lui, la ligne. Toute la journée, brainstorming, confcall et autres réunions, la tête en ébullition, sensation d’être utile. Dans la voiture pour rentrer — Tesla en semi-auto —, un livre audio de développement personnel le motive à se surpasser. Maison cossue, pelouse au centimètre, salutations au jardinier et à la femme de ménage, baiser sur la joue de son épouse. Four, légumes, graines de chia, tofu, repas parfait sur table d’acajou. Elle a mal au crâne, Malcolm respecte et s’endort.

Vingt-six ans, déception. Il hausse les épaules. Le médecin le regarde avec un air gêné, son épouse grimace, mal-à-l’aise. Malcolm soupire et regarde derrière lui, tous les efforts pour se lancer dans la société le toisent ; dire qu’à vingt-six ans, il vient d’obtenir le poste tant espéré. Mais, en dépit de la meilleure des santés financières, le ventre de l’être aimé ne s’arrondira pas, pas de son fait en tout cas. Elle lui assure que ce n’est pas grave, qu’ils trouveront une autre solution, mais il sait qu’elle lui en veut. Malcolm pleurera un peu, quand il sera seul.

Cinq ans, au début. La rue est sale, des types louches rodent un peu partout. Malcolm n’a pas peur, on lui donne un paquet et il le porte au quartier d’à côté sur le joli vélo que les gars lui ont offert. Il est gris, et tout neuf. Plus neuf que le moindre de ses vêtements ; c’est-à-peine si, avec ses chaussures trouées, il se sent digne d’actionner les pédales. Mais au moins, son vélo, ses grands frères ne peuvent pas le lui voler. Il file comme un cerf-volant ; Malcolm aime bien les cerfs-volants. Des fois, il aimerait bien voler aussi haut, sortir la tête du quartier. Partout, ça crie, ça décuve, des sirènes. C’est décidé, un jour il les aidera.

Quinze ans, moment décisif. On l’a foutu au lycée, ça craint. C’était pour faire plaisir à la bibliothécaire du quartier, et à Mme Smith. Sa professeure de français. Apparemment, il a des « facilités ». Alors, avec ses baskets délavées, il fait sa rentrée, et partout, des ados soignés, presque en cravate. On lui a dit qu’il avait obtenu une bourse, sans trop qu’il sache pourquoi, et qu’il avait intérêt à travailler dur. Pas trop envie. Il s’assoit à la bonne place. On veut dire, « la » bonne place. Celle qui change une trajectoire. Parfaite, la jeune fille écrit très bien, une jolie calligraphie. Lui, fait plein de ratures sur son cahier. Onze ans plus tard, c’est la même qui est assise à côté de lui dans le cabinet du médecin.

Quarante-et-un-ans, journée pas type. Ambulance, collègues paniqués. Petit malaise. Ça arrive plus tard, non ? Quand on est à deux gouttes de la retraite. Le même médecin, le même bureau, des examens en pagaille, l’inquiétude ronge les traits fatigués de l’épouse. Elle rentre à la maison, finalement. Malcolm est seul, face au même gars qui lui a annoncé son infertilité, quinze ans plus tôt. Un an. Les deux mots lui fouillent les intestins. Son regard se perd sur le bureau. Une sensation étrange lui grignote les poumons, les graines de chia, les migraines, la pelouse tondue, la méditation, les livres inutiles. Il sort du cabinet.

Soit le/la bienvenue mon agneau !

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